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Pourquoi les journalistes quittent-ils la profession ?

Dans leur étude intitulée Journalistes : Pourquoi quittent-ils la profession ? (L’Observatoire des Médias, 12 octobre 2020), Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat évoquent le bilan de leur enquête sur les motifs de départs de certains journalistes. Angoisse, épuisement physique et psychologique, la diversité des profils étudiés est alarmante. Ils viennent de publier une torisième version de leur travail. Le journaliste stagiaire Clément LABONNE les a rencontré.

ENTRETIEN – « Je pense que nous voyons en face à face le côté noir de la mutation en cours des médias d’information » Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat.

M. CHARON, vous avez publié deux articles pour l’Observatoire des médias ce dernier mois, avec des questions simples : pourquoi les journalistes quittent-ils la profession et où vont-ils ? À la lueur de vos premiers résultats, l’extrême diversité des réponses vous a-t-elle surpris ?
JM Charon : L’enquête est réalisée conjointement avec Adénora Pigeolat et ce qui nous a surpris en premier lieu c’est le nombre de ceux qui sur une simple invitation via Twitter, se portaient candidats à répondre à nos
questions et qui l’ont fait via un échange de mails, plusieurs semaines durant. Donc leur engagement et leur disponibilité. Nous sommes en plein traitement et à ce stade, nous sommes frappés, par la proportion
de jeunes, moins de 35 ans, voire de 30 ans. Ce qui interpelle aussi est la proportion de femmes : 2 « partants » sur 3 sont des femmes. Nous ne nous attendions pas, non plus, à voir aussi souvent évoquer des situations « d’épuisement » ou de rupture, « physique et psychologique ». Plus attendues étaient les problèmes liés à la précarité, voire aux difficultés financières. Nous ne pensions pas non plus retrouver tous les médias, toutes les fonctions, y compris des cadres, jusqu’au niveau directeur de rédaction.
Jean-Claude Delgenes, président de Technologia, un cabinet spécialiste dans la prévention des risques au travail, énonce dans L’Express que 43% des journalistes sont exposés à un risque élevé d’épuisement professionnel, un pourcentage en hausse depuis 2014. Quelle est selon vous la cause principale de cette augmentation par rapport aux dix dernières années ?
Ayant beaucoup travaillé sur les questions de transformation des rédactions, les défis liés à l’innovation, sans parler de tous ces baromètres sociaux lors des Assises du journalisme, je pense que nous voyons en
face à face le côté noir de la mutation en cours des médias d’information.
Dans le même article, publié en janvier 2019, nombre de journalistes font part de leur angoisse voire dépression qui les a poussé, pour certains, à quitter le métier. Dans le même temps, les candidatures pour les écoles de journalisme n’ont jamais été aussi élevées. Comment expliquez-vous
ce constat paradoxal ?
Je ne sais pas si le nombre de candidats aux écoles est de plus en plus élevé. Il me semble que les candidatures aux concours stagnent plutôt. Il n’empêche que le paradoxe est bien là, face à la défiance, face aux articles et informations qui se multiplient sur les difficultés du métier, l’attirance pour le métier demeure. La première traduction de cette contradiction est le désenchantement précoce et des départs de la profession, parfois avant 30 ans, alors que les études sont plus longues et retardent l’entrée en activité.

Une étude concernant les causes des départs de la profession est donc reportée en mars 2021, en raison de la situation sanitaire. Pour votre première enquête réalisée auprès d’une cinquantaine de journalistes, quels effets ont eu le confinement sur leur vie professionnelle et personnelle ? Cette période a-t-elle été la bascule vers la sortie pour certains d’entre eux ?
JM C : L’enquête comprend une très grande majorité de personnes qui avaient déjà quitté la profession avant le premier confinement. Mais il est vrai qu’un groupe de personnes a bien décidé de se réorienter à ce moment-là. Selon leurs dires deux facteurs se combinent : l’arrêt de toutes ressources, pour certains précaires. L’incitation à réfléchir, faire le bilan, à propos d’un itinéraire professionnel, tout un vécu, alors que le flux continuel et intense d’activité s’arrêtait soudain.
Pensez-vous que les modèles économiques des médias sont à repenser drastiquement ? Toujours dans L’Express, certains parlent  » d’industrialisation  » du métier.
JM C : Il est incontestable que les modèles économiques sous tension jouent un rôle, à commencer pour tous ceux qui vivent de la pige. Ils interviennent aussi lourdement dans l’intensification du travail (horaires sans fin que suscite l’information de flux et l’actualisation permanente des sites d’information, multiplication des supports à traiter simultanément, etc.). Toute la question est que la voie est étroite pour maintenir la viabilité économique de nombre de médias d’information, sous la double pression des géants de l’Internet qui captent une part toujours plus importante de la ressource publicitaire et du modèle de la gratuité, à commencer chez les publics plus jeunes.
À terme, les poids lourds médiatiques français peuvent-ils attirer de moins en moins de lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs, en raison de cette intensification et l’uniformisation du traitement de l’information ?
JM C : L’enjeu me paraît moins celui de l’attractivité au sens général, notamment d’une information de flux, redondante, que la capacité à convaincre les destinataires de l’information que celle-ci mérite d’être payée. Soit tout l’enjeu autour des abonnements payants qui ne trouveront preneur que si les entreprises d’information sont capables de proposer des contenus avec une véritable valeur ajoutée. Et l’on retrouve là la tension entre les effectifs souvent moins nombreux, l’intensification de l’activité, l’accélération du traitement de l’actualité et l’obligation d’une plus grande profondeur, qualité, fiabilité, sans laquelle il n’y aura pas de prise d’abonnement.
Votre rapport écrit à la demande du ministère de la Culture en 2014, dresse notamment un journalisme à deux vitesses, entre les journalistes de ‘l’imprimé » et ceux « du numérique ». Six ans après quelles conclusions tirer ? Les conditions de travail des premiers sont-elles toujours plus avantageuses que celles des seconds ?
JM C : Un peu partout la question des supports sur lesquels les journalistes travaillent change de nature, avec une nouvelle distinction entre ceux qui produisent l’information (collecte, vérification, analyse, enrichissement, etc.) et ceux qui l’éditent et la mettent à disposition des publics. Mon hypothèse est qu’en articulant mieux ces deux fonctions certaines tensions actuelles autour de la productivité devraient diminuer. Ce n’est pas simple à réaliser. Cela demande beaucoup de travail de formation et beaucoup d’engagement aux uns et aux autres. Certains trouvant que c’est trop ou trop tard et alimenteront encore le flux des « partants », ce que nous observons précisément dans notre enquête.

Comment l’UCP2F peut-elle vous aider dans votre travail ?
Nous sommes preneurs de focus locaux. Étant tous les deux, Adénora Pigeolat et moi-même en Normandie, nous étions en train d’en réaliser un au moment du second confinement. La méthode est reproductible dans d’autres régions. Les Clubs de la presse sont de bons lieux d’identification de ces départs. Dans notre cas, plusieurs contacts nous ont été donnés par le Club de la presse et de la communication de Normandie. La balle est dans votre camp…